Lorsqu’on écrit poésie ou roman, on côtoie des personnages qui prennent corps peu à peu, riche de toutes les personnes qu’on a aimé rencontrer sur le parcours de sa vie. Ces personnes se répercutent dans la fiction qui poursuit notre enchantement. Lorsqu’elles nous quittent, tous les moments de rencontre fusionnent, embrasent notre mémoire endeuillée d’où s’écoulent les fleuves.
Flouée, un peu de moi, un peu d’un personnage. Assise sur le bout de ma chaise prête à me soulever au moindre craquement d’urgence, au moindre appel manifeste. Écrire sur ce qui n’est pas arrivé, sur ce qui n’arrivera pas de sitôt. Haut perché sur la trame du présent. Ma voix. Ce trac qui ne se maitrisera pas, un doctorat en vulnérabilité, mention spéciale hypersensibilité, une guerre génocide suspendue dans la face par-dessus les étoiles, les mots de trop.
J’habite un village. De prime abord, il y a le fleuve, un banc de sable, un beau camping, un quai, une usine de transformation des ressources renouvelables du fleuve, le sentier des fêtes, le théâtre des enfants, la bibliothèque un soir par semaine, le jardin communautaire, un tas de bénévoles, l’autrice d’origine Érika Soucy.
Il y a les acrobaties de l’instant qui balancent encore, envoutent, jouent, rigolent. J’habite à côté du parc d’amusement qui rit, qui crie souvent. Les familles, enfants en bas âges, les jeux, les balançoires au parc Hugo Girard, l’homme le plus fort du Québec. Tout le village passe au bureau de poste tout près, c’est l’attraction le cœur des jours. L’usine transforme les fruits, exporte ; pêcherie, poissonnerie de la Haute-Côte-Nord, la fierté assidue, les délices locaux que la mactre de Stimpson ponctue ; les soucis de préservation, les limites de prise ; mesurer, fileter et identifier, buccin, flétan de l’Atlantique ou crabe des neiges.
Oui, je sais, il faut que je dise cette différence, cette unicité, cette diversité pittoresque de paix tourisme-culture. Un roman à l’eau salée qui gronde les révoltes, prend ses formes entre lichen et varech. Non, il me faut un récit, un suspense ni sexy ni sexuel, sans armes ni combats, sans égofric qui contrôle, violente. La liberté n’est rien sans solidarité, sans respect. L’étrangeté satirique de la nouveauté remixée toxique de surconsommation, déchets à cœur ouvert. Nous sommes tellement habitués à ces cycles occidentaux prédateurs, de gagnants et de perdants dominants. Attention, une dictature dans la cour des Amériques. Une histoire à veiller debout, fervente et plate, comme on les aime, se raconte sur les rues principales chargées d’histoire et d’espoir, conjure aux changements. Je ne voudrai pas dire qu’on meurt trop souvent, le pillage vieillit tellement. Je voudrai dire la vue de la pointe, l’éclat des lunes qui traversent le fleuve, et la Voie lactée tout au bout du rivage, en direction du nord qui nous convie à encore plus d’immensité, d’intensité. Au bord du quai, les pêcheurs du printemps, amarrés s’attardent. On va se délecter des meilleurs crabes de l’année, c’est la fête à déguster des villages nord-côtiers.
Comme le veut la tradition nord-américaine, il faut tout de même déverser sa haine, son venin, quelque chose de croustillant, brouiller l’horizon d’attente des récits bien ficelés, crevés là, sur l’écran des contradictions qui se taisent ou s’esquivent, le pendant craquelé des offenses aux citoyennes, aux citoyens, les budgets aux régions émergentes répartis indus, le dépeuplement à la surface. Ici, il n’y a pas la guerre, ici on est solidaire. Mais non, c’est une farce attrapée au vol, pour faire rire bon-enfant. Il n’y a pas d’horreur, il n’y a que des personnes sensibles, facilitatrices pour encourager, favoriser à survivre ou même à bien vivre les transitions quotidiennes, bousculées par les conventions du confort mésadapté aux conditionnements aux conséquences attentatoires.
Je n’ai pas assez du reste de ma vie pour percer leurs mystères tout sourire. Parfois, l’une affronte les nuances d’une santé fragilisée, brave tous les risques grâce à ses appuis avec la force de les solliciter. Le vent souffle fort sur la route du Nord. Le frigo de la municipalité est plein de tous leurs dons. D’autres fois, les maisons sont vides, l’électricité a manqué, la dernière tempête a rugi encore derrière les nouvelles d’Hydro ou de municipalité. L’ailleurs n’est pas toujours meilleur. Radio-Canada entonne les reprises, les autres voix du matin qui racontent l’instabilité, le défi de traverser la perte et les soucis occasionnés. Les intempéries entre les nations obligent. Il n’y a rien de facile parfois pour digérer les chroniques sur mer. Le fleuve grappille le paysage, les repères, un morceau d’identité à la mer.
Tiens, l’autobus arrête devant chez moi. Un seul aller-retour par jour, l’arrêt complet pandémique enfin terminé. L’école est fermée, les enfants déplacés au village d’à côté. La caisse populaire, le dépanneur aussi. On est vitalisé, dynamisé au bout, au nord de la 138, même si les services sont délocalisés. On a du courage, on s’encourage. C’est l’amour du pays, direz-vous ! Des personnes tellement enracinées, on ne peut s’en passer. On insiste et on résiste, un soupçon d’amertume. La pharmacie a oublié, une pénurie pour elle aussi, ça va bien aller. Les déneigeuses, nos héroïnes hivernales. J’habite la circonscription foncière de Saguenay. Des années d’allers-retours entre le Saguenay et la Côte-Nord.
Et puis bang ! Une invitation saguenéenne a sonné un retour sur le passé. L’angoisse puis la sélection des meilleurs souvenirs. D’une région à l’autre, les dés sont jetés. Période d’ermitage créatif. Apprendre le parcours par cœur, revisiter. Aller, venir, passer, trépasser, déphaser. Tout ce qu’on peut inventer, dans l’antre des paysages nord-côtiers, sous l’œil averti des oiseaux, porcs-épics, renards, marmottes. La compétition des jardins est forte. Encore un légume délectable dévoré par l’animal nocturne. Oui, je sais, je les ai invités à ma table bien garnie.
Au commencement. C’est incroyable de constater la puissance de l’amitié à travers les âges, debout sur la vague créative, quelques bouillons au passage, j’arrive au rivage. Lieu d’apprentissage à quitter le nid familial. Lieu d’amerrissage à créer le gouffre fécond de mes prochains printemps, pleins de racines, bourraches, menthes. Claudette St-Pierre notre horticultrice préférée s’en est allée et Serge Émond le voisin coquin ou Serge Bouchard l’écrivain historien. On ne les oubliera pas. Les enfants ont grandi. Les tournesols, les fleurs des champs, le beau murier seul adapté, la rhubarbe, les cerises de terre, les mauves, la ciboulette, la camomille, souci ou calendula officinalis pour les intimes, hémérocalle, plantain, thym, oseille, mélisse, silène. Un jardin de vivaces offert au présent, un peu beaucoup, et pour demain passionnément, au rythme de la zone de rusticité 3, 4, cueillir l’eau de pluie, composter, régénérer. Oui, je sais, un autre commencement tellement insuffisant.
Cette année, trois magnifiques Québécois nous ont quittés. L’impermanence. Le fleuve noir coule et nous emporte dans son courant, bien au-delà de nos limitations.
Celui d’un maitre-conteur débordant de métaphores poétiques, musicales, pour raconter l’âme de la musique, l’âme de l’humanité. Simon Gauthier. Joueur de scie musicale (lamiste), et de baleinophone qu’il a inventé et partage au Centre d’interprétation des mammifères marins à Tadoussac. Je suis assise dans la salle de plusieurs de ses spectacles toujours touchée, médusée par tant d’éclat, l’émerveillement de ses univers envoutants, récits généreux, émouvants et imaginatifs qui rendent hommage à la grandeur de ses personnages légendaires. Je l’accompagne.
Celui d’un artiste en art contemporain, authentique et tendre qui a bouleversé notre vie, catalyseur d’œuvre collective enracinée dans nos rires quotidiens qui éveillent, critiquent les enjeux collectifs. Rester lui-même dans les dédales détournés des marchés avec l’approbation de ses partenaires tout à fait séduits. Jean-Jules Souci, maitre-amuseur poécritique. Je suis assise dans sa cuisine, son antre foisonne d’artéfacts récupérés pour constituer ses prochaines œuvres rassembleuses. Je l’entends rire, immense, les yeux brillants, sa langue de calembours déposés dans le cœur et le bonheur de ma conscience. Son plongeon dans la rivière Saguenay, il nage jusqu’à nous, jusqu’à vous, son vélo stationnaire d’un océan à l’autre, repoussant nos limites.
Et puis, celui qui prenait plaisir à défaire tous les préjugés, toutes les peurs de l’autre, dans un clin d’œil d’ouverture, d’offres alternatives cultes, à la faveur de nouveaux développements culturels, toujours à provoquer le sens politique, le sens humain, à encourager la fierté, la créativité, les possibles que tout peut changer, l’organisation des brèches à la différence au monde, à expérimenter le dépassement à la découverte de l’extraordinaire, du surprenant. Rempart contre l’immobilité et les injustices, sa grande humanité déterminée. Les choses ne bougeaient jamais suffisamment à son gout : encore mieux, encore plus d’éclat, encore plus de solidarité où chaque personne compte dans les rassemblements favorables aux changements à côté de l’économie de l’exploitation sans partage. Gardien de l’histoire de Tadoussac, de l’histoire du territoire, éducateur auprès des nombreux enfants passés à l’auberge pour leur faire connaitre les particularités du terroir, fier ambassadeur des beautés de Tadoussac, de la forêt, du fleuve, des animaux, des chairs de bois et de mer, les yeux rivés sur l’horizon d’un pays. Ces enfants sont revenus leur vie durant, la passion leur étant transmise, ainsi qu’à de nombreuses familles d’ici et d’ailleurs. Il nous a fait aimer le plein air, la nature, goûter les produits du terroir, le partage entre les cultures, même les plus marginalisées. Il a rendu la différence de la jeunesse éternelle acceptable, celle qui cherche, mais s’évertue à ne jamais trouver. André Tremblay, maitre de l’accueil.
Ce privilège de vivre dans l’immensité de l’espace avec pour bagage un précis de bienséance de bienveillance, pour survivre à l’éloignement et aux blocages institutionnels, structurels. Répondre aux appels d’offres des centres, la ligne est occupée. Entre la nécessité du dépassement et celle de se relier, de cultiver la lucidité des autres, du moment. Les visites des amies et de la famille sauvegardées, le patrimoine préservé entre l’abondance et les impératifs. Affectueusement vôtre. Il y a de la critique sociale dans l’air, des fragments démocratiques qui s’envolent, quelques avancées prédigérées, des incursions dans les traditions, dans les conventions en mouvance. Mieux connaitre pour mieux aimer les diversités ethnoculturelles, comme le disait la philosophe, à commencer par s’adapter à la Nation innue de la Côte.
Les nouvelles du monde s’immiscent dans la soupe. Région isolée, à distance, pas si coupée du monde que ça. Consacrer sa jeunesse à appuyer les lieux de rencontre, de savoir, de critique sociale, finalement consacrer sa vieillesse à découvrir le langage du temps, de l’espace, des lieux, de la nature et de la culture. Il y a des chemins de traverse inéluctables. Les consciences écologiques ont ouvert des voies coupables de liberté, des amitiés pour sortir.
Quelles fausses nouvelles ai-je encore avalées ! De celles qui étouffent quelques espérances, qui restent prises dans la gorge entre deux randonnées, des pitous assoiffés, des amis, amies de la fête. La forêt insiste, l’appel des ancrages, le travail industriel, la rectitude toute tracée ou l’exil, l’exode régional, l’accueil des personnes immigrantes qui sont mieux traitées. Perdre le souffle d’une communauté littéraire, poétique, critique, attendre le prochain train, les aguets rivés sur le large. Toutes ces vies, ces artéfacts ravalés par leur fin, qui à relais constituent une mégasérie de nos rassemblements : des revues (Focus, Résistances, Recréer la Côte), un livre, un jeu, des spectacles.
L’irritation des natifs. Je l’entends. Désolée, on est parties pour rester portées par vos rires de nos maladresses et des compétences d’autonomie et d’indépendance à acquérir, à inventer. Il faudra faire avec des distances franchissables au budget faramineux, créer de nouveaux protocoles pour rendre écologiques les nécessités. Rendre hommage au courage, honorer la transmission de la confiance. Rasséréner les générations.
Ce privilège de la proximité de la nature. Le village panoramique est juché, on a de la vue et de la sécurité. Le chemin praticable, malgré l’âge ou les capacités limitées. On se déploie, des fêtes de villages, de la joie, un peu, passionnément. L’eau est froide, la rivière ou le fleuve à la portée. Un paysage à emporter s’il vous plait.
Au commencement, c’est un lieu abordable du hasard. Finalement, éveillée, appuyée, c’est le lieu délectable de la réalisation des rêves d’une jeune adulte à tout donner ou recevoir ; à comprendre l’importance de l’appartenance, du partage équitable, l’injonction du bonheur, du développement acceptable.
Plusieurs décennies plus tard, comme les lieux se sont transformés, prospèrent ! Comme des femmes sont mieux honorées, leurs exploits, leurs apports singuliers pour plus de justice et de changements sociaux ! La bibliothèque municipale de Jonquière rend hommage à Hélène Pedneault, celle qui nous a fait du bien, qui nous a fait bien rire. Y a-t-il une Hélène Pedneault dans la salle ? Musiquer dans une petite chapelle, une maison du peuple, à proximité des magnifiques paysages du lac Kénogami et de ses amies, amis du pays. Relever tous les défis, tout en découvrant les créations d’autres artistes, d’autres pays, la culture sur le bout de la langue mue par l’énergie de la recherche créative.
De Jonquière à Plaisir-sur-Mer, de Saguenay à la Côte-Nord, de la ville au village se faufile la trajectoire des libertés de penser, de créer, de se solidariser d’abord et de contribuer à améliorer les conditions de tous les possibles du plus grand nombre. Répulsions, rejets, refus sont souvent les contrecoups des audaces, des sérendipités.
Après Montréal, après Québec, canaliser les foudres amoureuses du Saguenay et de la Côte-Nord. Des particularités sont nées de l’envoutement suscité. Migrer ses passions à l’intérieur du pays, dans le Nutshimit de Joséphine Bacon, de Melissa Mollen Dupuis, à l’intérieur de soi. La liberté à l’intérieur des cultures, des mots qui se déploient, ce grand voyage vernaculaire entre les générations pour l’abolition des oppressions. Le fleuve noir est levé, je vogue parmi les racines de sa nuit universelle.
Je ne sais pas encore que ce qui m’attend c’est la rencontre des étoiles, la beauté des fins et des commencements dans la mouvance du vivant, la cartographie des parcours de vie, l’acceptation des grandes douleurs, les états d’alerte, les promesses tenues, la guérison des deuils et des seuils. Laisser partir ces personnes tant aimées, se déposer dans leur absence, recroquevillée, livrée aux larmes, aux derniers apprentissages sans elles puisés dans leurs héritages de tous les possibles. Combattre l’effacement de leur existence, des moments de joie ou de révolte de notre histoire, commémorer leur fantaisie, leur créativité qui nous emporte encore. L’aventure nord-côtière se poursuit sous influence de nature, de forêt, de fleuve et des gens de paroles. Merci !
Note : Ce texte a été écrit fin 2022 et revisité été 2024.